Youssra Akkari, Rudy Dumas, Pierre Donadio
RN13BIS – GR_UND
From May 19th to June 30th 2025
RN13BIS – GR_UND
RESIDENCE-EXHIBITION IN BERLIN
From May 19 to June 30, 2025, Youssra Akkari and Rudy Dumas will benefit from a residency-exhibition at gr_und.
This project is part of RN13BIS – art contemporain en Normandie’s new international development program to promote the international visibility of the regional art scene, notably through professional meetings and the commissioning of a text from a German art critic.
Discover their exhibition from June 5, 2025.
Garder une trace de l’éphémère
Pour leur exposition de groupe à la galerie gr_und de Berlin, Youssra Akkari, Rudy Dumas et Pierre Donadio ont choisi d’associer leurs œuvres à l’aide du terme et du concept d’iridescence. Un phénomène que l’on peut observer les jours d’été, à proximité des stations essence, lorsqu’un savant mélange d’essence et d’eau se retrouve sur le macadam et que les rayons du soleil font luire la surface avec des couleurs aux allures d’arc-en-ciel. On le rencontre aussi sur les bulles de savon, certaines ailes de papillon et les disques compacts (pour ceux qui se souviennent de cet objet d’avant l’avènement de la musique en ligne). Pourtant, on ne retrouve pas directement ce jeu de la lumière et des couleurs dans les œuvres exposées à Berlin. Les pièces de Rudy Dumas utilisent plutôt du charbon, du bronze, du macadam, celles de Yousra Akkari, bien plus colorées, sont faites de peinture en bombe et de petits diamants et perles de plastique, tandis que celles de Pierre Donadio, photographies manipulées à l’aide d’écrans de télévision, nous rappellent l’esthétique du rouge, vert et bleu des pixels et du monde digital.
Mais si l’on passe outre le simple aspect visuel de l’iridescence, on comprend que c’est un phénomène rare et que, pour l’obtenir, il faut que l’angle de vue, la lumière et l’objet observé soient dans un angle précis. Le plus souvent, cela ne dure que quelques instants, à peine le temps de le remarquer. Les artistes de l’exposition, avec leurs œuvres, tentent donc de « fixer » l’iridescence, non pas de la rendre visible ou de jouer littéralement avec ses couleurs irisées, mais de garder une trace de l’éphémère. Ils l’abordent pour ce qu’elle a de poétique, pour ce qu’elle évoque dans leur esprit et non pour ce qu’elle représente physiquement.
Fixer la mémoire et garder une trace, même infime, de l’innommable est au cœur du travail de Rudy Dumas. Ses œuvres sont en lien avec la persécution des gens du voyage, leur rôle dans l’histoire des religions, leur perception par la société actuelle. Ainsi un clou, similaire à ceux qui fixèrent Jésus sur sa croix, transperce un bloc d’asphalte. La légende veut qu’un Tzigane en ait été le forgeron, d’autres ayant refusé avant lui et cet acte serait fondateur de l’image de parias que le monde leur inflige. Un autre bloc d’asphalte est, lui, coiffé d’une couronne d’épines en bronze — autre moment majeur de l’histoire de la chrétienté. Dans d’autres œuvres, Rudy Dumas utilise le mot allemand « Zigeuner », terme péjoratif pour définir les Sintis et les Roms qui, durant la Seconde Guerre mondiale, connurent les camps de concentration au même titre que les juifs, les homosexuels, les handicapés mentaux ou les francs-maçons. Sur un brève vidéo — mais désormais, pour le restant de sa vie —, Rudy Dumas se tatoue une à une, sur ses premières phalanges, les huit lettres du mot Zigeuner, à la façon de Robert Mitchum dans le film La nuit du chasseur (1955) ou des rappeurs qui portent sur leurs mains de grosses bagues gravées de mots divers. Enfin, l’artiste intègre dans les pavés qui font le sol de la galerie, des petits éléments de bronze gravés du mot ‘essence’, en référence aux stolpersteine, ces petits pavés que l’on trouve sur les trottoirs de la capitale allemande et qui viennent indiquer la présence passée d’une famille juive dans un immeuble berlinois. Le mot ‘essence’, évidemment, joue alors avec sa sémantique. Il s’agit bien du liquide qui, une fois au sol, permet l’arrivée de l’iridescence (ou que l’on utilise pour s’immoler en public ou faire disparaître des corps), mais, aussi, du fait même d’être, cette autre essence moins littérale, ce mélange d’âme et d’existence qui fait de nous des êtres humains.
De son côté, Youssra Akkari s’intéresse aux divers artifices que l’on rencontre dans les canons populaires de la beauté féminine. Corsets, coiffure, maquillage, manucure sont à la fois le sujet, mais aussi la technique et le médium de ses œuvres. Des objets liés à des souvenirs d’enfance ou d’adolescence, moment de la vie où on se confronte au regard des autres et essaie de s’affirmer comme un individu à part entière. Sur un objet de céramique qui s’apparente à un bustier, l’artiste colle donc de nombreux petits éléments de plastique utilisés par les esthéticiennes pour décorer les ongles. Elle grave un dessin sur un miroir à l’aide d’une petite ponceuse de manucure, elle agrandit un « séparateur d’orteils », objet étrange et un peu barbare qui permet de vernir les ongles séparément, sans risquer de déborder sur le doigt de pied voisin. Le corset, comme les divers ustensiles nécessaires au maquillage ou à la coiffure, peuvent être vus comme des instruments de torture. Ils ont une fonction précise qui dicte leur forme étrange. Enfin, l’artiste photographie les divers outils et produits utilisés dans un salon de beauté berlinois, mais ces images pourraient bien provenir de l’atelier d’un artiste, entre flacons remplis de peinture, instruments et pinceaux en attente. Mais le salon de beauté est aussi, pour Youssra Akkari, un lieu pour la communication, l’échange verbal entre des femmes qui, dans cet endroit, peuvent se raconter nombre d’histoires intimes. La beauté féminine est souvent recouverte d’artifices toujours plus faux, clinquants et kitsch. Akkari en joue et s’en joue, elle manipule et pousse la féminité à l’extrême. L’iridescence, ici, est affaire d’apparence et d’appartenance (à un genre ou une classe sociale).
Enfin, Pierre Donadio prend des photographies — ce qui semble être le moyen le plus facile et direct de fixer un instant, d’en garder une trace pour le futur. Une femme nue et allongée, un homme de dos face à un paysage lunaire, trois types assis sur un panneau indicateur, un portrait en très gros plan, un intérieur banal et un papillon bleu échoué sur le sol. On pense à un journal intime, à une suite d’images sensibles qui, sans que nous sachions vraiment pourquoi, comptent bien plus que tout pour Pierre Donadio. L’artiste diffuse ensuite ses images sur des écrans de télévision qui sont photographiées à nouveau, puis imprimées. Elles voient alors leur grain, leurs couleurs, distordues et transformées. Tout le processus de fabrication employé permet au passage d’amplifier et de distordre les souvenirs, les sentiments et les histoires liés à l’instant passé de la prise de vue ou créées par l’imagination du spectateur. Ses images, présentées dans des caissons lumineux, peuvent évoquer notre rapport aux réseaux sociaux, au flux infini de photographies qui défile sur les écrans de nos téléphones portables, et que nous oublions aussitôt après les avoir vues. Mais cette forme de présentation est aussi, pour l’artiste, une façon de faire vibrer les images, de leur rendre vie. Les différentes manipulations que Pierre Donadio opère fonctionnent alors comme une formule alchimique censée préserver puis rendre de la valeur et de l’importance à ce qui est voué à disparaître.
Le sous-titre de l’exposition « to set what is fading » (pour fixer ce qui s’efface) éclaire parfaitement la pratique de ces trois artistes. Que l’histoire s’efface peu à peu avec le temps (Rudy Dumas) que l’on ajoute tellement d’artifices à un support au point d’en rendre la beauté naturelle invisible (Youssra Akkari) ou que l’on essaie désespérément de garder une image tangible d’un instant trop rapidement vécu (Pierre Donadio), ces artistes tentent, par leur production, de sauvegarder une mémoire personnelle ou universelle. Ils fixent les traces de leur histoire et en partagent les fragments avec les visiteurs de l’exposition.
Thibaut de Ruyte